Photo courtoisie d'Maria Obregon
Même si la phrase qu'avait
prononcée Llaguno, « tant qu’ils ne t’enverront pas te faire raser le crâne,
tout va bien », me laissa songeur, ma vie continuait sans préoccupations.
En fait, j’en avais une : celle de me faire raser, mais parce que ça ne
m’irait pas bien. Quand on a 16 ans, c’est presque une obligation d’être
bien peigné et bien habillé. Vanitas vanitatum
et omnia vanitas, me dis-je maintenant en souriant lorsque je repense au
passé.
En général, le mois de mai
1966 s’était bien déroulé. J’étais même allé faire un voyage à Santiago de Cuba
et à El Cobre avec mes amis de l’église, pour la célébration du cinquantenaire
de la patronne de Cuba.
Virgencita del Cobre
flor de la sierra
que con amor el cielo
trajo a la tierra, trajo a la tierra.
Flor peregrina
de aromas y colores
sin
una espina…
Cinquante-deux ans ont passé
et je fredonne encore ce refrain.
Ce furent des jours très
heureux. J’étais loin de m’imaginer qu’un mois plus tard le scénario serait
complètement différent et que ma vie changerait, tout comme celle de bien des
gens.
Quelques semaines après mon
retour de Santiago, j’ai reçu deux autres convocations. La première, c’était
pour aller faire de la marche militaire le dimanche suivant et la deuxième pour
me présenter encore une fois devant le comité militaire. Tout à coup, ma mère
qui ne parlait jamais de cela me dit, préoccupée : « Pourvu qu’ils ne
t’emmènent pas. » Je savais que mes parents avaient ce pressentiment.
J’étais le plus petit des quatre garçons, mes frères étaient plus vieux que
moi, deux étaient à l’étranger, et celui qui restait à Cuba était déjà marié,
avait deux enfants et ne vivait plus à la maison. « Non, maman, bien sûr
que non », lui répondis-je pour la tranquilliser. « Tant qu’ils ne
m’enverront pas me faire raser le crâne, il n’y a pas de problème »,
ajoutai-je. « Que Dieu t’entende », dit ma mère quelque peu résignée,
alors qu’elle retournait à ses occupations.
La convocation pour la marche
militaire se déroula plus ou moins comme celles d'avant : toujours les
mêmes sergents-miliciens, toujours les mêmes harangues révolutionnaires, sans
oublier les grossièretés contre tout ce qui touchait à la religion et qui
faisaient la joie de ceux qui nous soumettaient à ce moment-là.
L’autre convocation, je ne le
savais pas encore, serait l’avant-dernière avant qu’ils m’emmènent. Elle se
passa au même endroit que les précédentes, à la différence que celui qui me
posait les questions habituelles était un « sergent » du nom
d’Aguilera, si ma mémoire ne me fait pas défaut. Un type maigre, dans la
cinquantaine, avec les cheveux grisonnants et une fine moustache poivre et sel.
À la manière dont ses subalternes s’adressaient à lui, j’avais l’impression
qu’il occupait un poste plus important.
Je m’étais dit que cette
entrevue ressemblerait à celles auxquelles j’étais déjà habitué, mais cette
fois, les questions portant sur la religion se firent plus incisives :
« Et quelle est cette idée de merde d’étudier pour devenir curé ? »
Celle-là, je ne l’attendais pas ! Comme je ne répondais pas, il insista et
lança presque en hurlant, pour que tout le monde l’entende : « Il y a
mieux à faire dans la vie, merde ! » Tout ce que je trouvai à dire, sur
un ton le plus innocent possible, fut : « Je n’étudie plus pour
devenir curé, j’ai laissé le séminaire. »
– Mais
tu vas toujours à l’église, non ?
– Oui.
– Et
tu crois toujours en Dieu ?
– Oui.
– Alors
c’est mal parti. Tu as deux frères qui vivent à l’étranger, pas vrai ?
– Oui.
– As-tu
des contacts avec eux ?
– Oui.
– Quelle
sorte de contacts ?
– Bien... familiaux.
Ces questions faisaient plus
penser à un interrogatoire qu’à une simple entrevue. Comme s’il ne connaissait
pas déjà les réponses. Je me souviens qu’il m’avait dit : « Ta maman
va beaucoup à l’église, ton papa, moins. » Il savait absolument tout de
notre vie familiale. « Ton frère qui vit ici est dans la bonne voie parce
qu’il n’y va pas beaucoup. Toi aussi, tu vas rentrer dans le rang. » La
convocation dura probablement moins d’une demi-heure, mais pour moi, cela
sembla une éternité envahie par la peur.
Quand je suis sorti de son
bureau, j’ai presque heurté celui qui passait après moi. Je ne l’avais jamais
vu, mais il m’a dit, serein et d’une voix posée : « Dieu nous étreint,
mais ne nous étouffe pas. » Puis il entra dans la pièce où l’attendait le
« sergent » Aguilera. C’était un homme bien plus vieux que moi, il
avait le double de mon âge. Ça m’a rendu songeur et les pensées qui venaient
n’étaient pas précisément encourageantes. Le cercle se refermait et portait un
nom : UMAP.
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