mercredi 14 novembre 2018

VENDREDI 24 JUIN 1966 (par Victor Mozo)



La journée s’annonçait chaude. Je suis allé attendre l’autobus qui nous conduirait au campement militaire à l’arrêt situé presque en face de la cathédrale, coin Independencia et Luaces. Il devait être à peine 5 h 30 le matin et l’arôme du pain sortant du four provenant de l’ancienne boulangerie-pâtisserie El Roxi du Galicien Eulsebio Cal, pas très loin, arrivait jusqu’à l’arrêt de bus. « Je mangerais bien un morceau de pain chaud », me dis-je. Je rêvais éveillé. Ce qui avait été une magnifique boulangerie-pâtisserie ne fabriquait plus qu’un ersatz de pain, distribué selon le rationnement imposé.

En quelques secondes à peine, je me suis vu des années plus tôt dans ce commerce, vêtu d’une chemise bleue, d’une cravate blanche et d’un pantalon kaki, attendant l’autobus no 1 qui allait m’emmener au collège des Frères Maristes. « Chemises bleues et cravates blanches, voilà l’uniforme des Maristes », nous avait dit une fois le frère Julio, recteur du collège. Soudainement, tout me semblait si différent. Le bus no 9 qui me mènerait à ma destination ralentit puis s’arrêta. Sans le vouloir, je commençais à comprendre le sens du mot « préoccupation ».

L’autobus débuta son trajet habituel, traversant des rues. J’avais l’impression qu’il roulait plus rapidement que d’habitude, mais peut-être était-ce moi qui souhaitais le voir ralentir. Quelques têtes rasées m’accompagnaient. « Je n'en connais aucune », pensai-je à regret. Toujours le même air de suspicion. Dans les sièges du fond, quelqu’un cuvait l’alcool bu la veille. « Il est dans un autre monde, me suis-je dit. Tant mieux pour lui. » Je ne sais pas s’il noyait sa peine ou s’il avait fêté.

Il était presque 6 h quand l’autobus arriva à destination. J’en suis descendu sans trop penser à ce qui s’en venait parce qu’en fin de compte je ne pouvais rien y changer. Nous étions à peine une dizaine de personnes. Sans échanger le moindre mot, chacun a remis sa feuille de convocation au militaire qui nous attendait à l’entrée. Si, lors des marches dominicales habituelles, je trouvais qu’il y avait beaucoup de monde, cette fois le vaste terrain était presque entièrement couvert par une marée humaine quasiment immobile qui essayait de savoir où aller. Ce 24 juin 1966, nous étions probablement plus de mille. En cherchant un visage connu, j’ai rencontré un vieil ami d’enfance.

– Et toi, pourquoi ils t’ont appelé ? lui ai-je demandé.
– Bien, rien, je n'allais plus à l’école et ils ont commencé à m’envoyer des convocations. Et toi ?
– J’allais trop souvent à l’église, je crois.
– Tu as toujours été très pratiquant.
– Je n’ai pas été, je le suis, affirmai-je, convaincu.

J’étais content de rencontrer une connaissance, et ce fut réciproque, il avait à peine un an de plus que moi. On l’appelait Robertico. Un bon garçon, d'une bonne famille. Nous avons donc essayé de rester ensemble et de passer le peu de temps que nous aurions en faisant des conjectures sur ce qui nous attendait.

Cette fois-là également, il y avait beaucoup de militaires. C’étaient en majorité des officiers du ministère de l’Intérieur avec leurs uniformes reconnaissables entre tous et leur figure impassible. Comme si on allait nous envoyer au combat, il y avait aussi beaucoup de soldats avec des fusils. Les Sacker, Arroz Blanco et avaient été relégués au second plan. J’ai cru voir le « sergent » Aguilera.

Au bout d’une heure, ils ont commencé à nous appeler par nos noms dans un porte-voix. C’était un officier du ministère de l’Intérieur qui faisait cela. Au fur et à mesure, des compagnies de 120 hommes se sont formées. Par chance, Robertico et moi, nous nous sommes retrouvés dans le même groupe. Nous nous sentions ainsi moins isolés.

Pendant ce temps-là, une colonne de camions soviétiques ZIL munis de poteaux en bois faisaient leur entrée dans le campement ; je n’en avais jamais vu autant. Robertico et moi, nous nous sommes regardés : ce sont ces véhicules qui nous transporteraient à notre destination.

L’appel semblait ne jamais vouloir finir quand, vers 11 h, ils nous ont fait marcher au pas militaire jusqu’aux camions. Nous n'avions pas le droit de parler. Ils nous avaient interdit aussi de boire alors que le soleil ne nous laissait aucun répit. J’ai aperçu une ambulance plus loin. Je ne sais pas s’ils ont pu s’en servir, il y avait tant de monde !

On donna l’ordre de monter dans les camions et ce sont les soi-disant sergents qui étaient chargés de nous pousser comme du bétail. Sacker et compagnie se sont amusés à nous crier dessus pour que nous montions le plus rapidement possible. Ils ne nous laissaient même pas le loisir d’avoir peur : « Vite ! Bougez-vous ! Allez, bande de fainéants ! » « Fainéant toi-même, fils de pute », répondit entre les dents un de ceux qui montait.

Je ne sais pas combien de temps nous sommes restés à attendre dans ce satané véhicule. On avait peu d’espace pour bouger, mais au moins, on pouvait fumer et parler. Alors que certains s’enfermaient dans un silence de mort, d’autres maudissaient à voix basse le mauvais quart d’heure qu’on nous faisait passer. Le dernier à monter fut un milicien armé d’une mitraillette, à la mine patibulaire, qui n’arrêtait pas de nous fixer.

D’où nous étions, j’ai pu voir qu’une jeep du ministère de l’Intérieur mènerait le convoi qui nous conduirait à notre destination toujours inconnue. Un camion bondé de soldats armés, probablement du ministère de l’Intérieur également, suivrait. Et à tous les quatre ou cinq véhicules, il y aurait une jeep avec des militaires.

Notre camion se mit en marche, provoquant une secousse qui nous fit presque perdre l’équilibre. Nous avions le droit de parler, mais à mesure que nous sortions du campement, très vite un silence étrange envahissait tout l’espace. « Advienne que pourra », me dis-je.

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