La journée s’annonçait chaude.
Je suis allé attendre l’autobus qui nous conduirait au campement militaire à
l’arrêt situé presque en face de la cathédrale, coin Independencia et Luaces.
Il devait être à peine 5 h 30 le matin et l’arôme du pain sortant du
four provenant de l’ancienne boulangerie-pâtisserie El Roxi du Galicien
Eulsebio Cal, pas très loin, arrivait jusqu’à l’arrêt de bus. « Je
mangerais bien un morceau de pain chaud », me dis-je. Je rêvais éveillé.
Ce qui avait été une magnifique boulangerie-pâtisserie ne fabriquait plus qu’un
ersatz de pain, distribué selon le rationnement imposé.
En quelques secondes à peine, je
me suis vu des années plus tôt dans ce commerce, vêtu d’une chemise bleue,
d’une cravate blanche et d’un pantalon kaki, attendant l’autobus no 1 qui allait
m’emmener au collège des Frères Maristes. « Chemises bleues et cravates
blanches, voilà l’uniforme des Maristes », nous avait dit une fois le
frère Julio, recteur du collège. Soudainement, tout me semblait si différent.
Le bus no 9 qui me mènerait à ma destination ralentit puis s’arrêta. Sans le
vouloir, je commençais à comprendre le sens du mot « préoccupation ».
L’autobus débuta son trajet
habituel, traversant des rues. J’avais l’impression qu’il roulait plus
rapidement que d’habitude, mais peut-être était-ce moi qui souhaitais le voir
ralentir. Quelques têtes rasées m’accompagnaient. « Je n'en connais
aucune », pensai-je à regret. Toujours le même air de suspicion. Dans les
sièges du fond, quelqu’un cuvait l’alcool bu la veille. « Il est dans un
autre monde, me suis-je dit. Tant mieux pour lui. » Je ne sais pas s’il noyait
sa peine ou s’il avait fêté.
Il était presque 6 h
quand l’autobus arriva à destination. J’en suis descendu sans trop penser à ce
qui s’en venait parce qu’en fin de compte je ne pouvais rien y changer. Nous
étions à peine une dizaine de personnes. Sans échanger le moindre mot, chacun a
remis sa feuille de convocation au militaire qui nous attendait à l’entrée. Si,
lors des marches dominicales habituelles, je trouvais qu’il y avait beaucoup de
monde, cette fois le vaste terrain était presque entièrement couvert par une
marée humaine quasiment immobile qui essayait de savoir où aller. Ce 24 juin
1966, nous étions probablement plus de mille. En cherchant un visage connu, j’ai
rencontré un vieil ami d’enfance.
– Et toi, pourquoi ils
t’ont appelé ? lui ai-je demandé.
– Bien, rien, je n'allais
plus à l’école et ils ont commencé à m’envoyer des convocations. Et toi ?
– J’allais trop souvent à
l’église, je crois.
– Tu as toujours été très
pratiquant.
– Je n’ai pas été, je le
suis, affirmai-je, convaincu.
J’étais content de rencontrer
une connaissance, et ce fut réciproque, il avait à peine un an de plus que moi.
On l’appelait Robertico. Un bon garçon, d'une bonne famille. Nous avons donc
essayé de rester ensemble et de passer le peu de temps que nous aurions en
faisant des conjectures sur ce qui nous attendait.
Cette fois-là également, il y
avait beaucoup de militaires. C’étaient en majorité des officiers du ministère
de l’Intérieur avec leurs uniformes reconnaissables entre tous et leur figure
impassible. Comme si on allait nous envoyer au combat, il y avait aussi
beaucoup de soldats avec des fusils. Les Sacker, Arroz Blanco et avaient été
relégués au second plan. J’ai cru voir le « sergent » Aguilera.
Au bout d’une heure, ils ont
commencé à nous appeler par nos noms dans un porte-voix. C’était un officier du
ministère de l’Intérieur qui faisait cela. Au fur et à mesure, des compagnies
de 120 hommes se sont formées. Par chance, Robertico et moi, nous nous sommes
retrouvés dans le même groupe. Nous nous sentions ainsi moins isolés.
Pendant ce temps-là, une colonne
de camions soviétiques ZIL munis de poteaux en bois faisaient leur entrée dans
le campement ; je n’en avais jamais vu autant. Robertico et moi, nous nous
sommes regardés : ce sont ces véhicules qui nous transporteraient à notre
destination.
L’appel semblait ne jamais
vouloir finir quand, vers 11 h, ils nous ont fait marcher au pas militaire
jusqu’aux camions. Nous n'avions pas le droit de parler. Ils nous avaient
interdit aussi de boire alors que le soleil ne nous laissait aucun répit. J’ai
aperçu une ambulance plus loin. Je ne sais pas s’ils ont pu s’en servir, il y
avait tant de monde !
On donna l’ordre de monter
dans les camions et ce sont les soi-disant sergents qui étaient chargés de nous
pousser comme du bétail. Sacker et compagnie se sont amusés à nous crier dessus
pour que nous montions le plus rapidement possible. Ils ne nous laissaient même
pas le loisir d’avoir peur : « Vite ! Bougez-vous ! Allez,
bande de fainéants ! » « Fainéant toi-même, fils de pute »,
répondit entre les dents un de ceux qui montait.
Je ne sais pas combien de
temps nous sommes restés à attendre dans ce satané véhicule. On avait peu d’espace
pour bouger, mais au moins, on pouvait fumer et parler. Alors que certains
s’enfermaient dans un silence de mort, d’autres maudissaient à voix basse le
mauvais quart d’heure qu’on nous faisait passer. Le dernier à monter fut un milicien
armé d’une mitraillette, à la mine patibulaire, qui n’arrêtait pas de nous fixer.
D’où nous étions, j’ai pu voir
qu’une jeep du ministère de l’Intérieur mènerait le convoi qui nous conduirait
à notre destination toujours inconnue. Un camion bondé de soldats armés,
probablement du ministère de l’Intérieur également, suivrait. Et à tous les
quatre ou cinq véhicules, il y aurait une jeep avec des militaires.
Notre camion se mit en marche,
provoquant une secousse qui nous fit presque perdre l’équilibre. Nous avions le
droit de parler, mais à mesure que nous sortions du campement, très vite un
silence étrange envahissait tout l’espace. « Advienne que pourra », me
dis-je.
El comunismo es por naturaleza genocida.
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