mercredi 31 octobre 2018
lundi 22 octobre 2018
LLAGUNO (par Victor Mozo)
Jorge Llaguno Cuéllar était
venu à la messe que le père Tarcisio Villafuerte célébrait quotidiennement à la
cathédrale, à 19 h. Llaguno n’était pas de la place. C’est pourquoi il
attira l’attention du groupe de jeunes auquel j’appartenais et qui, presque
tous les jours, se rendrait là, non seulement pour la messe, mais aussi pour
s’amuser sainement entre amis.
Llaguno portait un uniforme
que nous n’avions jamais vu. Il s’agissait d’une chemise grise avec, cousu sur
la manche gauche, un insigne rouge avec le numéro un brodé et quatre lettres,
UMAP. Pour compléter, un pantalon vert olive et une casquette grise, que Llaguno
triturait à ce moment-là dans sa main pour ne pas l’oublier sur le banc,
j’imagine. À la fin de la célébration, il s’était timidement approché de nous,
non sans vaincre une certaine crainte. Les salutations échangées, nous l’avons
invité à passer à la sacristie.
En ces temps-là, aller à
l’église constituait un affront au système. Il fallait être audacieux. Sauf
pour quelques personnes d’un certain âge qui assistaient quotidiennement à la
messe, telle Mme Concha Sosa, une vénérable dame dont je n’ai pas oublié le
sourire et la bonté, les autorités cherchaient constamment à nous éloigner de
tout ce qui touchait à la religion, cet opium du peuple, selon Marx, et se
montraient très préoccupées par ces jeunes qui se rendaient si assidûment à
l’église.
L’uniforme et cet écusson avec
ses quatre lettres qui ne me disaient rien m’intriguaient et je ne savais pas
si je devais faire confiance ou me méfier. Mais dame Curiosité finit par
s’imposer et c’est ainsi que j’appris que Llaguno venait de Cárdenas, qu’il
était en permission pour 24 heures et qu’il ne connaissait personne à Camagüey
où il faisait son service militaire dans une unité.
Une certaine confiance s’étant
établie, un de mes amis, qui s’appelait aussi Jorge et qui se retrouverait
également aux UMAP, lui avait fait remarquer que les recrues du service
militaire ne s’habillaient pas ainsi. « Tu as raison, ai-je ajouté, ceux
qui font le service militaire obligatoire portent une chemise et un pantalon
vert olive, et sur leur écusson on ne voit que trois lettres : SMO. »
Llaguno prit un air pensif,
cherchant quoi répondre. Comme il me l’avouerait bien plus tard, il avait peur :
il se retrouvait avec des gens qu’il ne connaissait pas. Cette peur que nous
connaissons si bien, nous, les Cubains, et dont nous mettons des années à nous
défaire !
– Ça,
c’est différent, dit-il d’un trait.
– Comment
ça ? lui ai-je demandé, intrigué.
– C’est plus du travail
qu’autre chose. C’est... la galère, parfois, balbutia-t-il.
Ça lui a tout pris pour sortir
la dernière phrase.
– Mais
c’est le service militaire ou non ?
-
C'est ce qu'on dit, à cause des trois ans qu’il faut faire comme pour le SMO.
– Alors,
qu’est-ce que ça signifie, UMAP ?
– Unité
militaire d’aide à la production.
– Et
le numéro un ?
– Premier
contingent.
– Mais vous recevez un
entraînement militaire avec des armes, non ?
Dans un geste, Llaguno se passa
les deux mains sur le visage pendant quelques secondes et me dit : « Mon
gars, si tu ne parles pas de la pioche et de la machette, je ne vois pas à
quelles armes tu fais référence. »
Il prit un ton tellement
sérieux que je suis resté surpris. Et il dut voir ma figure en forme de point
d'interrogation. Et il avait raison, parce que je me suis rappelé ma rencontre
avec le Noir Cordobí quand ce dernier m’a dit, pendant que nous attendions lors
d’une convocation du comité militaire, que quelque chose n’allait pas.
« Est-ce qu’ils t’ont déjà convoqué ? », me demanda Llaguno, interrompant
ma cogitation.
– Oui, plusieurs fois.
– Tant qu’ils ne
t’enverront pas te faire raser le crâne, tout va bien.
Ses derniers mots, s’il les
avait prononcés pour dissiper mon inquiétude, ils étaient loin d’atteindre leur
but. Le doute était semé dans mon esprit et à la prochaine convocation, je ne
verrais plus les choses de la même façon.
La permission de Llaguno se
terminait le lendemain et il devait y aller pour ne pas manquer le moyen de transport
qui le ramènerait à son unité. Je le saluai et l’accompagnai jusqu’à la porte
de la sacristie, qui donnait sur la rue Independencia. « Bonne
chance », me dit-il, alors que je notais une certaine tristesse dans son
regard. J’avais l’impression qu’il aurait voulu nous en dire plus et que la
peur ne le lâchait pas. Je le reverrais presque un an et demi plus tard dans le
bataillon30 ; à cette occasion, je ferais aussi la connaissance de son frère.
mardi 16 octobre 2018
EL CAMBIO (par Victor Mozo)
Mon grand-père, Don Leopoldo Mozo y Andrade
Comme l’année scolaire était
déjà commencée quand je suis sorti du séminaire San Basilio Magno à la fin
novembre 1965, mon père ne me laissa pas le choix et j’ai dû aller travailler
avec lui à la cantine. En fait, ce qu’il restait de cette cantine qu’on avait
inaugurée avec beaucoup d’illusions en 1959, dans le même local que ce qui
avait déjà été El Cambio, « le coin du peso », comme l’annonçait l’en-tête des enveloppes qu’avait
fait imprimer mon grand-père, Don Leopoldo Mozo y Andrade.
Faisant le coin entre Martí et
Independencia, le bureau de loterie El Cambio avait d’abord été un magasin
général quand il fut fondé par mon grand-père l’aube du XXe siècle, en 1909.
C’était alors un local assez
grand avec des comptoirs et des cordes auxquelles pendaient les numéros qui
seraient joués durant la semaine. Mon grand-père y avait aussi son bureau comprenant
un pupitre sur lequel les piles de son appareil auditif lui servaient de
presse-papier. Et sous la vitre qui protégeait ce pupitre, se trouvaient
plusieurs photos de José Martí, que mon aïeul avait connu en République
dominicaine, pays où était née sa mère et son épouse, ma grand-mère, ainsi que
deux de ses enfants. Des années plus tard, une de mes tantes me conterait que
mon grand-père admirait beaucoup l’apôtre de l’indépendance.
En plus de la vente de billets
de loterie, El Cambio servait de bureau de change, ce qui explique son nom. J’ai
vu souvent les vétérans des guerres d’indépendance s’y rendre pour percevoir
leur pension. J’étais intrigué par le fait que la majorité de ces hommes, qui
ne savaient ni lire ni écrire, signaient avec un « X ». Ensuite, mon
père leur faisait appuyer le pouce sur un tampon d’encre pour que leur
empreinte digitale serve de preuve.
Mon père, Rafael Mozo Castellanos dans l'ancien bureau de mon grand-père |
Un beau jour, œuvre de la mal
nommée révolution, le bureau de loterie prit fin, avec l’arrivée de ce qui
s’appelait alors l’Institut national d’épargne et de logement. Papa a donc dû
délaisser la loterie et, pour profiter de ce local si central dont il avait
hérité, il décida d’ouvrir ce qu’on allait appeler la Cafetería Mozo. À mon
grand plaisir, les billets cédaient le terrain aux boissons fraîches, aux
sandwichs et aux sucreries. C’était le bon temps, encore.
La Cafetería Mozo servait de
lieu de rendez-vous pour les commerçants des alentours, qui venaient pour y
prendre un café ou manger une crème glacée tout en jasant avec papa. Il y avait
les Alfredo, dont l’un était propriétaire du magasin de draperies Los Muchachos,
et dont l’autre, son beau-frère, dirigeait La Piragua, où on vendait des
chapeaux et des vêtements pour hommes. Il y avait aussi les employés de la
pharmacie de la Dre García Izaguirre, située juste en face de la cantine, et
parmi eux, Pino, père de l’actuel archevêque de Camagüey. Tous ces commerces donnaient
sur la rue Independencia. N’oublions pas non plus Balbis, propriétaire de
Balbis Electric, ceux qui possédaient la quincaillerie El León, les Koricki,
des Polonais, dont la devise était « Chez Koricki, on vend à bas
prix », Alfonso Sedrés et son employé Pared, qui possédaient un petit
atelier de réparation de montres et de bijoux situé juste à côté de chez nous.
Au-dessus de la cantine, vivait avec son épouse M. Pascual, un des
propriétaires de la quincaillerie Mimó et amateur de bons cigares. Et à côté,
donnant sur la rue Martí, vivait Doña Juanita Revilla, une grande dame, à qui j’ai
souvent rendu visite avec mon père.
Durant ma captivité dans les
UMAP, beaucoup de ces souvenirs referaient maintes fois surface. Je tombais
toujours sur quelqu’un qui me parlait de la cantine et même du bureau de
loterie. À plusieurs reprises, ces conversations nostalgiques auront été une
consolation pour moi parce que je me disais que j’avais eu la chance de vivre de
belles choses, même si ce fut éphémère.
Durant les premiers mois de
1966, ma vie s’écoulait donc ainsi d’une convocation à l’autre, entre les
chansons de Charles Aznavour et les émissions captées sur WQAM ou WLCY par
ondes courtes. On ne travaillait pas beaucoup à la cantine étant donné qu’il y
avait très peu de choses à vendre. L’époque où Andrés nous fournissait en crème
glacée de différents parfums qu’il fabriquait lui-même sous le nom de Helados
Delicias était terminée, tout comme avaient disparu les boissons Pijuán et les galettes
Siré, pour ne nommer que celles-là. Les temps étaient maintenant de moins en
moins bons.
mardi 9 octobre 2018
CUCUTA (par Víctor Mozo)
Parmi les convocations, qui arrivaient selon
une fréquence irrégulière, s’en glissa une un peu différente : je devais
aller passer un examen médical. « Quels emmerdeurs !», me suis-je dit.
Je n’avais pas le choix et donc, un matin, je me suis présenté dans une
polyclinique située sur la rue República. Après avoir remis l’habituelle
citation au milicien de faction — et j’insiste sur le terme
« milicien » parce que ceux qui s’occupaient de nous n’étaient
presque jamais des militaires —, je me suis assis sur un banc en attendant
qu’on m’appelle.
À côté de moi se
trouvait un type tellement maigre qu’il semblait sur le point de casser en deux.
Moi qui n’étais pourtant pas gros, je me sentais comme un Charles Atlas comparé
à lui. Il s’appelait Manuel. Plus tard, je le connaîtrais sous le surnom de
Cucuta. Cucuta aimait parler.
– Cette
fois, ça y est, on est foutus, me dit-il.
– Mais
non, c’est une convocation comme les autres, répliquai-je.
– Sapristi, viens pas m’embêter ! Je
te dis que cette fois-ci ils nous emmènent !
Cucuta était aussi très
expressif et autant il était maigre, autant sa voix portait. Son langage était
populaire et franc, sans détour. J’ai dû l’interrompre parce que j’ai cru
entendre mon nom, mais non, ils avaient appelé un certain Ricardo Tozo.
– Tu es un des Mozo d’El Cambio ?
– Oui.
– Mon
paternel y achetait des billets de loterie, avant qu’ils foutent ça en l’air.
– Après,
c’est devenu une cantine.
– Oui
et on y faisait de bons milk-shakes, avant qu’ils foutent ça en l’air.
Chaque fois, Cucuta
disait « avant qu’ils foutent ça en l’air » bien fort. J’aimais bien
le ton provocant, sincère et audacieux qu’il adoptait. Nous avons donc passé le
temps en parlant d’El Cambio ainsi que de la cantine et en fumant cigarette sur
cigarette. El Cambio, le bureau de loterie de mon grand-père, était très connu
à une époque. La conversation rendit l’attente plus supportable, jusqu’à ce qu’on
appelle Cucuta et qu’il entre dans une petite pièce où l’attendait un médecin. Au
bout d'un moment, vint enfin mon tour.
Le médecin qui allait
m’examiner était connu, surtout dans le quartier de La Caridad. Il avait déjà
la cinquantaine et, comme je l’ai su plus tard, était candidat à l’exil. Je n’ai
pas oublié que lors de ce rendez-vous il me traitait de façon peu professionnelle,
peut-être à cause de sa frustration.
« Assoyez-vous »,
me dit-il, comme pour me donner un ordre, et en me montrant une chaise de
métal. Je me suis assis, je dois le reconnaître, pas très rassuré, et tout de
suite il me posa des questions sur mon état de santé.
– Souffrez-vous
de telle chose ?
– Non.
– Des
maladies héréditaires ?
– Aucune.
Tout se déroulait
normalement jusqu’à ce qu’il me demande :
– Des
maladies vénériennes ?
– Non.
– Vous
ne savez même pas ce que c’est.
Surpris,
je lui ai répondu :
– Oui,
je sais ce que c’est.
– Ne
me dites pas !, rétorqua-t-il sur un ton sarcastique.
– Ce
sont des maladies de l’appareil génito-urinaire comme la syphilis, la
gonorrhée...
Il ne m’a pas laissé finir
ma phrase. « Enfin, quelqu’un qui sait quelque chose », fit-il,
mi-figue mi-raisin. Puis il a continué à me poser des questions, jusqu’à ce
qu’il me remette un papier en me disant : « Allez à telle porte pour
qu’on vous pèse et vous mesure. »
– C’est
tout ?
– Oui.
Même s’il gardait son
stéthoscope pendu à son cou, à aucun moment il ne m’a ausculté ni vérifié ma
tension. Il ne m’a pas non plus envoyé faire des analyses de quoi que ce soit,
ce dont je me réjouissais. Il a seulement rempli un formulaire en se basant sur
les réponses que je lui donnais. L’examen médical ne fut pas plus compliqué que
ça et ce n’est pas pour rien que par la suite je verrais des choses étranges.
Me peser et me mesurer
a duré moins de cinq minutes. Comme je m’en allais, je tombai de nouveau sur
Cucuta. « C’est de la merde. Vaut mieux se tenir prêt parce qu’ils vont
nous emmener », insista-t-il, à la fois préoccupé et résigné, avant de me
dire au revoir et de partir de son côté. Cucuta se voyait déjà faisant son
service militaire, moi je continuais sans même l'imaginer.
mercredi 3 octobre 2018
RIZ BLANC (por Víctor Mozo)
Ancienne école des Prêtres Escolapios
à Camagüey, Cuba
J’ai
entendu mon frère Leopoldo répéter si souvent à la maison le sobriquet de « Riz
blanc » que je n’ai pas tardé à replacer le sergent qui nous avait fait le
sermon révolutionnaire avant de sortir du comité militaire, ce dimanche de
marche épuisante. Mais lequel des deux « Riz blanc » était-ce ?
Comment distinguer celui qui était là de l’autre puisqu’ils étaient des jumeaux
identiques ? Je n’ai jamais su.
« Ils
sont comme le riz blanc, disait mon frère, ils sont de toutes les cérémonies. »
Je préfère ne pas me souvenir de leur nom, mais il me semble les voir encore,
très maigres, avec leurs fonds de bouteille sur le nez et une lueur sinistre
dans le regard. Impossible de les différencier. Portant tantôt la croix, tantôt
le cierge ou l’encensoir, les jumeaux étaient toujours là, vêtus de la soutane
noire et du rochet, menant la procession. Je ne sais pas à quelle paroisse ils
appartenaient, mais on pouvait les voir aussi bien à la cathédrale servant la
messe qu’à côté d’un curé lors d’une célébration. Ce qu’ils pouvaient être
pieux, ces garçons-là ! Mais ce n’était qu’une façade.
En
cette année 1966, les frères « Riz blanc » ne revêtaient plus la
soutane et ils assistaient encore moins aux cérémonies religieuses. Dorénavant,
leur uniforme, c’était celui de milicien, qu’ils portaient en tout temps. Certains
ont même dit qu’ils avaient vu les jumeaux participer à ces rassemblements où des
bandes organisées par le gouvernement saccageaient les églises et criaient en pleine
rue : « Les curés, des voleurs, qu’ils laissent tomber la soutane et
mettent des pantalons ! » Décidément, les « Riz blanc »
avaient adopté les slogans révolutionnaires et oublié les Confiteor et autres Kyrie
eleison.
À
présent, je les voyais chaque fois qu’on me convoquait au comité militaire pour
un entraînement ou une entrevue. Pour moi, ils n’étaient que de simples
gratte-papier qui se donnaient des airs de généraux. Ils se faisaient appeler
sergent, mais ils se croyaient tout-puissants. En fait, ils l’étaient, surtout
devant une masse d’hommes qu’ils essayaient de soumettre pour leur plaisir.
Ils
étaient très appliqués, les frères « Riz blanc », quand ils partaient
à la chasse des chrétiens, surtout des catholiques. Ils ne priaient plus, mais
blasphémaient, s’encourageant l’un l’autre pour voir qui le faisait le mieux.
Moi, avec mes 16 ans, je les affrontais, ce qui les emmerdait. Les « Riz
blanc » savaient bien que chez moi on fréquentait l’église et que je passais plus de
temps entre la cathédrale et ce qui était alors l’évêché que dans ma propre
maison. Pour eux, j’étais la proie idéale.
Il
était facile pour le « Riz blanc » de faction d'évoquer un avenir
radieux, de parler de sacrifices, de luttes devant 120 hommes qui souhaitaient
par-dessus tout que finisse ce maudit sermon pour pouvoir s’en aller. Mais
l’avenir s’annonçait bien sombre, le sacrifice serait en fait de l'esclavage et
la lutte, pour plusieurs, se ferait pour survivre.
« Riz
blanc » est une de ces figures qu’on n’oublie pas. Je n’ai jamais su des
deux qui était qui, je n’ai même jamais su leurs noms. Je me souviens d’eux en
soutane, puis en uniforme de milicien. Dans une boîte à l’archevêché de
Camagüey ou dans les archives de l’archidiocèse, il doit y avoir de vieilles
photos de ces jumeaux autrefois si pieux en tête d’une procession, je les ai
vues.
Peut-être,
tout comme le sergent Sacker, ne sont-ils plus de ce monde, ou peut-être, comme
plusieurs, se sont-ils réconciliés avec l’Église. Comme aurait dit ma
mère : « T’en fais pas, mon fils, ce sont des vire-capot. »
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