lundi 22 octobre 2018

LLAGUNO (par Victor Mozo)



Jorge Llaguno Cuéllar était venu à la messe que le père Tarcisio Villafuerte célébrait quotidiennement à la cathédrale, à 19 h. Llaguno n’était pas de la place. C’est pourquoi il attira l’attention du groupe de jeunes auquel j’appartenais et qui, presque tous les jours, se rendrait là, non seulement pour la messe, mais aussi pour s’amuser sainement entre amis.

Llaguno portait un uniforme que nous n’avions jamais vu. Il s’agissait d’une chemise grise avec, cousu sur la manche gauche, un insigne rouge avec le numéro un brodé et quatre lettres, UMAP. Pour compléter, un pantalon vert olive et une casquette grise, que Llaguno triturait à ce moment-là dans sa main pour ne pas l’oublier sur le banc, j’imagine. À la fin de la célébration, il s’était timidement approché de nous, non sans vaincre une certaine crainte. Les salutations échangées, nous l’avons invité à passer à la sacristie.

En ces temps-là, aller à l’église constituait un affront au système. Il fallait être audacieux. Sauf pour quelques personnes d’un certain âge qui assistaient quotidiennement à la messe, telle Mme Concha Sosa, une vénérable dame dont je n’ai pas oublié le sourire et la bonté, les autorités cherchaient constamment à nous éloigner de tout ce qui touchait à la religion, cet opium du peuple, selon Marx, et se montraient très préoccupées par ces jeunes qui se rendaient si assidûment à l’église.

L’uniforme et cet écusson avec ses quatre lettres qui ne me disaient rien m’intriguaient et je ne savais pas si je devais faire confiance ou me méfier. Mais dame Curiosité finit par s’imposer et c’est ainsi que j’appris que Llaguno venait de Cárdenas, qu’il était en permission pour 24 heures et qu’il ne connaissait personne à Camagüey où il faisait son service militaire dans une unité.

Une certaine confiance s’étant établie, un de mes amis, qui s’appelait aussi Jorge et qui se retrouverait également aux UMAP, lui avait fait remarquer que les recrues du service militaire ne s’habillaient pas ainsi. « Tu as raison, ai-je ajouté, ceux qui font le service militaire obligatoire portent une chemise et un pantalon vert olive, et sur leur écusson on ne voit que trois lettres : SMO. »

Llaguno prit un air pensif, cherchant quoi répondre. Comme il me l’avouerait bien plus tard, il avait peur : il se retrouvait avec des gens qu’il ne connaissait pas. Cette peur que nous connaissons si bien, nous, les Cubains, et dont nous mettons des années à nous défaire !

– Ça, c’est différent, dit-il d’un trait.
– Comment ça ? lui ai-je demandé, intrigué.
– C’est plus du travail qu’autre chose. C’est... la galère, parfois, balbutia-t-il.

Ça lui a tout pris pour sortir la dernière phrase.

– Mais c’est le service militaire ou non ?
- C'est ce qu'on dit, à cause des trois ans qu’il faut faire comme pour le SMO.
– Alors, qu’est-ce que ça signifie, UMAP ?
– Unité militaire d’aide à la production.
– Et le numéro un ?
– Premier contingent.
– Mais vous recevez un entraînement militaire avec des armes, non ?

Dans un geste, Llaguno se passa les deux mains sur le visage pendant quelques secondes et me dit : « Mon gars, si tu ne parles pas de la pioche et de la machette, je ne vois pas à quelles armes tu fais référence. »

Il prit un ton tellement sérieux que je suis resté surpris. Et il dut voir ma figure en forme de point d'interrogation. Et il avait raison, parce que je me suis rappelé ma rencontre avec le Noir Cordobí quand ce dernier m’a dit, pendant que nous attendions lors d’une convocation du comité militaire, que quelque chose n’allait pas. « Est-ce qu’ils t’ont déjà convoqué ? », me demanda Llaguno, interrompant ma cogitation.

– Oui, plusieurs fois.
– Tant qu’ils ne t’enverront pas te faire raser le crâne, tout va bien.

Ses derniers mots, s’il les avait prononcés pour dissiper mon inquiétude, ils étaient loin d’atteindre leur but. Le doute était semé dans mon esprit et à la prochaine convocation, je ne verrais plus les choses de la même façon.

La permission de Llaguno se terminait le lendemain et il devait y aller pour ne pas manquer le moyen de transport qui le ramènerait à son unité. Je le saluai et l’accompagnai jusqu’à la porte de la sacristie, qui donnait sur la rue Independencia. « Bonne chance », me dit-il, alors que je notais une certaine tristesse dans son regard. J’avais l’impression qu’il aurait voulu nous en dire plus et que la peur ne le lâchait pas. Je le reverrais presque un an et demi plus tard dans le bataillon30 ; à cette occasion, je ferais aussi la connaissance de son frère.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire