Parmi les convocations, qui arrivaient selon
une fréquence irrégulière, s’en glissa une un peu différente : je devais
aller passer un examen médical. « Quels emmerdeurs !», me suis-je dit.
Je n’avais pas le choix et donc, un matin, je me suis présenté dans une
polyclinique située sur la rue República. Après avoir remis l’habituelle
citation au milicien de faction — et j’insiste sur le terme
« milicien » parce que ceux qui s’occupaient de nous n’étaient
presque jamais des militaires —, je me suis assis sur un banc en attendant
qu’on m’appelle.
À côté de moi se
trouvait un type tellement maigre qu’il semblait sur le point de casser en deux.
Moi qui n’étais pourtant pas gros, je me sentais comme un Charles Atlas comparé
à lui. Il s’appelait Manuel. Plus tard, je le connaîtrais sous le surnom de
Cucuta. Cucuta aimait parler.
– Cette
fois, ça y est, on est foutus, me dit-il.
– Mais
non, c’est une convocation comme les autres, répliquai-je.
– Sapristi, viens pas m’embêter ! Je
te dis que cette fois-ci ils nous emmènent !
Cucuta était aussi très
expressif et autant il était maigre, autant sa voix portait. Son langage était
populaire et franc, sans détour. J’ai dû l’interrompre parce que j’ai cru
entendre mon nom, mais non, ils avaient appelé un certain Ricardo Tozo.
– Tu es un des Mozo d’El Cambio ?
– Oui.
– Mon
paternel y achetait des billets de loterie, avant qu’ils foutent ça en l’air.
– Après,
c’est devenu une cantine.
– Oui
et on y faisait de bons milk-shakes, avant qu’ils foutent ça en l’air.
Chaque fois, Cucuta
disait « avant qu’ils foutent ça en l’air » bien fort. J’aimais bien
le ton provocant, sincère et audacieux qu’il adoptait. Nous avons donc passé le
temps en parlant d’El Cambio ainsi que de la cantine et en fumant cigarette sur
cigarette. El Cambio, le bureau de loterie de mon grand-père, était très connu
à une époque. La conversation rendit l’attente plus supportable, jusqu’à ce qu’on
appelle Cucuta et qu’il entre dans une petite pièce où l’attendait un médecin. Au
bout d'un moment, vint enfin mon tour.
Le médecin qui allait
m’examiner était connu, surtout dans le quartier de La Caridad. Il avait déjà
la cinquantaine et, comme je l’ai su plus tard, était candidat à l’exil. Je n’ai
pas oublié que lors de ce rendez-vous il me traitait de façon peu professionnelle,
peut-être à cause de sa frustration.
« Assoyez-vous »,
me dit-il, comme pour me donner un ordre, et en me montrant une chaise de
métal. Je me suis assis, je dois le reconnaître, pas très rassuré, et tout de
suite il me posa des questions sur mon état de santé.
– Souffrez-vous
de telle chose ?
– Non.
– Des
maladies héréditaires ?
– Aucune.
Tout se déroulait
normalement jusqu’à ce qu’il me demande :
– Des
maladies vénériennes ?
– Non.
– Vous
ne savez même pas ce que c’est.
Surpris,
je lui ai répondu :
– Oui,
je sais ce que c’est.
– Ne
me dites pas !, rétorqua-t-il sur un ton sarcastique.
– Ce
sont des maladies de l’appareil génito-urinaire comme la syphilis, la
gonorrhée...
Il ne m’a pas laissé finir
ma phrase. « Enfin, quelqu’un qui sait quelque chose », fit-il,
mi-figue mi-raisin. Puis il a continué à me poser des questions, jusqu’à ce
qu’il me remette un papier en me disant : « Allez à telle porte pour
qu’on vous pèse et vous mesure. »
– C’est
tout ?
– Oui.
Même s’il gardait son
stéthoscope pendu à son cou, à aucun moment il ne m’a ausculté ni vérifié ma
tension. Il ne m’a pas non plus envoyé faire des analyses de quoi que ce soit,
ce dont je me réjouissais. Il a seulement rempli un formulaire en se basant sur
les réponses que je lui donnais. L’examen médical ne fut pas plus compliqué que
ça et ce n’est pas pour rien que par la suite je verrais des choses étranges.
Me peser et me mesurer
a duré moins de cinq minutes. Comme je m’en allais, je tombai de nouveau sur
Cucuta. « C’est de la merde. Vaut mieux se tenir prêt parce qu’ils vont
nous emmener », insista-t-il, à la fois préoccupé et résigné, avant de me
dire au revoir et de partir de son côté. Cucuta se voyait déjà faisant son
service militaire, moi je continuais sans même l'imaginer.
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