mercredi 31 octobre 2018

DIEUX ÉTREINT MAIS N'ÉTOUFFE PAS (Par Victor Mozo)

Photo courtoisie d'Maria Obregon

 Même si la phrase qu'avait prononcée Llaguno, « tant qu’ils ne t’enverront pas te faire raser le crâne, tout va bien », me laissa songeur, ma vie continuait sans préoccupations. En fait, j’en avais une : celle de me faire raser, mais parce que ça ne m’irait pas bien. Quand on a 16 ans, c’est presque une obligation d’être bien peigné et bien habillé. Vanitas vanitatum et omnia vanitas, me dis-je maintenant en souriant lorsque je repense au passé.

En général, le mois de mai 1966 s’était bien déroulé. J’étais même allé faire un voyage à Santiago de Cuba et à El Cobre avec mes amis de l’église, pour la célébration du cinquantenaire de la patronne de Cuba.

Virgencita del Cobre
flor de la sierra
que con amor el cielo
trajo a la tierra, trajo a la tierra.
Flor peregrina
de aromas y colores
sin una espina…

Cinquante-deux ans ont passé et je fredonne encore ce refrain.

Ce furent des jours très heureux. J’étais loin de m’imaginer qu’un mois plus tard le scénario serait complètement différent et que ma vie changerait, tout comme celle de bien des gens.

Quelques semaines après mon retour de Santiago, j’ai reçu deux autres convocations. La première, c’était pour aller faire de la marche militaire le dimanche suivant et la deuxième pour me présenter encore une fois devant le comité militaire. Tout à coup, ma mère qui ne parlait jamais de cela me dit, préoccupée : « Pourvu qu’ils ne t’emmènent pas. » Je savais que mes parents avaient ce pressentiment. J’étais le plus petit des quatre garçons, mes frères étaient plus vieux que moi, deux étaient à l’étranger, et celui qui restait à Cuba était déjà marié, avait deux enfants et ne vivait plus à la maison. « Non, maman, bien sûr que non », lui répondis-je pour la tranquilliser. « Tant qu’ils ne m’enverront pas me faire raser le crâne, il n’y a pas de problème », ajoutai-je. « Que Dieu t’entende », dit ma mère quelque peu résignée, alors qu’elle retournait à ses occupations.

La convocation pour la marche militaire se déroula plus ou moins comme celles d'avant : toujours les mêmes sergents-miliciens, toujours les mêmes harangues révolutionnaires, sans oublier les grossièretés contre tout ce qui touchait à la religion et qui faisaient la joie de ceux qui nous soumettaient à ce moment-là.

L’autre convocation, je ne le savais pas encore, serait l’avant-dernière avant qu’ils m’emmènent. Elle se passa au même endroit que les précédentes, à la différence que celui qui me posait les questions habituelles était un « sergent » du nom d’Aguilera, si ma mémoire ne me fait pas défaut. Un type maigre, dans la cinquantaine, avec les cheveux grisonnants et une fine moustache poivre et sel. À la manière dont ses subalternes s’adressaient à lui, j’avais l’impression qu’il occupait un poste plus important.

Je m’étais dit que cette entrevue ressemblerait à celles auxquelles j’étais déjà habitué, mais cette fois, les questions portant sur la religion se firent plus incisives : « Et quelle est cette idée de merde d’étudier pour devenir curé ? » Celle-là, je ne l’attendais pas ! Comme je ne répondais pas, il insista et lança presque en hurlant, pour que tout le monde l’entende : « Il y a mieux à faire dans la vie, merde ! » Tout ce que je trouvai à dire, sur un ton le plus innocent possible, fut : « Je n’étudie plus pour devenir curé, j’ai laissé le séminaire. »

– Mais tu vas toujours à l’église, non ?
– Oui.
– Et tu crois toujours en Dieu ?
– Oui.
– Alors c’est mal parti. Tu as deux frères qui vivent à l’étranger, pas vrai ?
– Oui.
– As-tu des contacts avec eux ?
– Oui.
– Quelle sorte de contacts ?
– Bien... familiaux.

Ces questions faisaient plus penser à un interrogatoire qu’à une simple entrevue. Comme s’il ne connaissait pas déjà les réponses. Je me souviens qu’il m’avait dit : « Ta maman va beaucoup à l’église, ton papa, moins. » Il savait absolument tout de notre vie familiale. « Ton frère qui vit ici est dans la bonne voie parce qu’il n’y va pas beaucoup. Toi aussi, tu vas rentrer dans le rang. » La convocation dura probablement moins d’une demi-heure, mais pour moi, cela sembla une éternité envahie par la peur.

Quand je suis sorti de son bureau, j’ai presque heurté celui qui passait après moi. Je ne l’avais jamais vu, mais il m’a dit, serein et d’une voix posée : « Dieu nous étreint, mais ne nous étouffe pas. » Puis il entra dans la pièce où l’attendait le « sergent » Aguilera. C’était un homme bien plus vieux que moi, il avait le double de mon âge. Ça m’a rendu songeur et les pensées qui venaient n’étaient pas précisément encourageantes. Le cercle se refermait et portait un nom : UMAP.

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