mardi 6 novembre 2018

DESTINATION INCERTAINE (par Víctor Mozo)


Je suis sorti du comité militaire en me disant que Dieu était en train de resserrer son étreinte. Je n’arrêtais pas de me répéter qu’il s’agissait d’une simple convocation, mais certains doutes m’assaillaient. Et s’ils m’envoyaient aux UMAP ? La conversation que j’avais eue avec Jorge Llaguno quelques jours auparavant me laissait songeur. Pourquoi appelaient-ils tant d’hommes plus âgés si le service militaire n’était obligatoire que pour les jeunes de 16 à 27 ans ? Pourquoi tant de mépris envers ceux qui pratiquaient une religion ?

En juin, pendant que la ville de Camagüey se préparait tranquillement à ses carnavals avec leurs comparsas, leurs congas et leurs couleurs, dans tout Cuba les comités militaires s’activaient pour livrer une main-d’œuvre abondante et bon marché. Comme beaucoup d’autres, je ferais partie de cette livraison, comme s’il s’agissait d’un paquet de plus que la hiérarchie révolutionnaire offrait en cadeau à son commandant en chef. La « fabrication » de l’Homme nouveau, calculée le plus froidement et méthodiquement possible, était en marche.

J’ai eu à peine le temps de penser aux carnavals. Vers la fin de la première semaine de juin, on m’a de nouveau convoqué ; ce serait le dernier rendez-vous. Et cette fois-là, les choses se passèrent rapidement. Je suis tombé encore une fois sur le « sergent » Aguilera, lequel, après avoir fait preuve d’une courtoisie inhabituelle, me dit : « Vous devez vous présenter le vendredi 24 juin à 6 h du matin, à l’unité où vous avez l’habitude d’aller marcher le dimanche. N’apportez que votre brosse à dents et de la pâte dentifrice. Et allez chez le coiffeur pour vous faire faire la coupe militaire. Les coiffeurs sont au courant », ajouta-t-il, avant de me donner un papier sur lequel était écrit que je devais me présenter à tel endroit, à telle heure, et, en lettres plus petites, « paragraphe tel de la loi du service militaire obligatoire ». Je sentais mes jambes flageoler. « Et où m’envoient-ils ? », arrivai-je à demander d’une voix qui devait trahir ma peur.

– Vous le saurez quand vous arriverez à destination.
– Mais... c’est pour mes parents, qu’ils le sachent.
– C’est tout, vous pouvez vous retirer.
– Mais...

Il se leva et, sans me regarder, appela le suivant.

« Ça y est », ai-je pensé. En sortant, j’ai examiné ceux qui attendaient. « Ils sont foutus comme moi et ils ne le savent pas encore. » Quelques visages se sont fixés dans ma mémoire, comme celui de cet homme qui avait l’allure d’un dandy, vêtu d’un costume et d’une cravate, qu’on aurait dit prêt pour aller à une fête des quinze ans en plein avant-midi.

Tout de suite, je me suis rendu à la cantine pour annoncer cela à mon père. Aujourd’hui, j’ai bien l’impression que je lui apportais en fait un souci de plus. « Bon, mon garçon, advienne que pourra. Où est-ce qu’ils t’emmènent ? », me demanda-t-il en gardant un air stoïque.

– Je ne sais pas.
– Ils ne te l’ont pas dit ?
– Je le saurai quand j’arriverai à destination.
– J’essaierai de m’informer auprès d’un ami.

Mais papa ne réussira pas à savoir où ils allaient m’envoyer.

L’idée de me faire raser la tête ne me plaisait pas et j’irais à la dernière minute. À partir de ce moment-là, les jours passeraient en coup de vent. Je voulais profiter de ce qu’il me restait de liberté. Je n’arrivais pas à imaginer l’avenir.

Quand maman apprit la nouvelle, elle se mit à pleurer. J’avais beau lui dire que beaucoup de jeunes faisaient leur service militaire, elle ne voulait rien entendre. Je ne lui avais jamais parlé du peu que je savais des UMAP. Était-elle au courant de quelque chose ?

Le soir du 23 juin, je me suis rendu à la cathédrale comme d’habitude pour aller dire au revoir à mes compagnons. L’atmosphère n’était pas vraiment gaie. Chacun venait me donner un conseil, essayant de m’encourager, surtout les plus vieux. Quelques jours auparavant, j’étais allé voir Mgr Adolfo, alors évêque de Camagüey. « Pense au pire qui peut t’arriver et garde la foi », m’avait-il dit.

Cette nuit-là, je n’ai presque pas dormi. Entre les pleurs de maman, les tentatives de papa pour la consoler et les mille et une choses qui me passaient par la tête, il me fut difficile de trouver le sommeil.

À 5 h, papa est venu me réveiller. Le déjeuner fut frugal : un peu de café et un morceau de pain. « Il n’y a plus de lait, mon garçon », m’avait-il dit. Je faisais le brave, mais en dedans, la peur me tenaillait. Les adieux ont été brefs. « Essaie de nous envoyer ton adresse ! », s’exclama papa.

Après avoir embrassé mes parents, je suis sorti de la maison. J’imagine la douleur et l’angoisse qu’ils ont dû ressentir à ce moment-là. Je pense à ce drame qui s’est répété dans des centaines de familles qui ont vécu la même chose. Ce n’est qu’aujourd’hui, maintenant que je suis père, que je me rends compte de cela. Une tristesse infinie allait brusquement remplacer le vide que je laissais dans la maison. C’était le 24 juin 1966.

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