dimanche 23 septembre 2018

LA CONVOCATION (por Víctor Mozo)




La convocation à aller faire de la marche militaire un dimanche m’était arrivée trois ou quatre jours auparavant. Il s’agissait d’un papier à en-tête de l’armée, avec signature et tampon, sur lequel était indiqué que, selon la loi numéro tel, si tu ne te présentais pas à telle unité militaire située à tel endroit tu pourrais avoir des problèmes.

Le dimanche était important pour moi puisque je ne manquais jamais la messe. Depuis que j’étais petit, ce jour était sacré ; du moins, c’est ce qu’on m’avait enseigné. Et à l’adolescence, si la messe avait son importance, le temps passé avec les amis dans la sacristie ou dans le bureau du curé en charge de la cathédrale, à ce moment-là le père Tarcisio Villafuerte, en avait tout autant. Que les autorités aient choisi le dimanche ne me surprenait pas.

Le papier indiquait qu’il fallait que je me présente à 6 h 30 le matin et c’est à contrecœur que je me pointai à l’heure dite. L’autobus qui m’emmenait là-bas était à moitié vide et à part deux personnes, les autres passagers, si je me fiais à leur tête, semblaient rouler vers l’échafaud. Rien de bizarre, j’avais déjà vu quelques-uns d’entre eux au comité militaire. Une fois arrivés à l’arrêt où nous descendions, l’unité militaire n’était plus bien loin. Elle impressionnait avec ses barrières, ses guérites dans lesquelles se tenaient des soldats armés et ses véhicules militaires.

Bientôt, ce que m’avait dit Cordobí se confirmerait. Un milicien recueillait les convocations, notait nos noms et nous indiquait où il fallait se rassembler. Une heure au moins a passé comme ça jusqu’à ce qu'arrive un autre milicien, qui a crié, aboyé, plutôt, je dirais : « En formation ! » Me fiant à ce que faisaient les autres, qui semblaient avoir l’expérience des convocations précédentes, je me suis mis en rang.

Ainsi, ils nous ont séparés en trois pelotons de 40 hommes chacun, ce qui composait, selon ce que je venais d’apprendre, une compagnie. Le milicien qui criait s’est présenté comme étant le sergent Sacker. Parce qu’il était grassouillet, on l’avait surnommé « le sergent García », en souvenir de celui qui, rondouillard et empoté, poursuivait Zorro, personnage de nombreuses aventures du cinéma et de la télévision. Je n’ai jamais vu les insignes de ce sergent Sacker. Plus tard, j’en connaîtrais ainsi beaucoup d’autres sans insignes.
Ensuite vinrent ce que j’appelle maintenant les « aboiements » et qu’en ce temps-là ils appelaient les « commandements » : « iCompañía atenhó! (compagnie, attention !) », hurla le sergent sans grade. Et nous, de nous mettre au garde-à-vous, droits comme des piquets. Ce commandement d’attention, j’aurai souvent l’occasion de l’entendre gueuler de différentes façons : « Atenjao, adenjou », etc. « iAlineación derecha! (À droite, alignement !) » « Enfin, un ordre prononcé comme il faut », me disais-je. « Preparen fren! (Atten...!) » « iA tu lugar descan! (Place rep...) » Je n’ai jamais compris pourquoi ils devaient déformer les mots.
L’instant d’après, nous avons commencé à marcher : « Aran, ho, tres, cuat; aran, ho, tres, cuat... (un, deux, trois, quatre...) » et puis « par le flanc gauche ! », « par le flanc droit ! », « Demi-tour ! ». Le sergent sans grade prenait plaisir à nous faire marcher même s’il suait à grosses gouttes à cause de son embonpoint. Tout l’exercice consistait à marcher et marcher encore. Nous ne nous sommes arrêtés qu’un moment pour faire guardia vieja (vieille garde), ce qui voulait dire ramasser et détruire tous les mégots de cigarette que nous trouvions par terre. Nous étions dans un pays de fumeurs et les mégots ne manquaient pas.
Nous avons continué ainsi jusqu’à midi passé. Notre compagnie n’était pas la seule : j’en avais vu au moins six autres, soit quelque chose comme 720 hommes de différents âges qui marchaient sans avoir droit pour ainsi dire à la moindre goutte d’eau. Voilà en quoi consistait l’entraînement militaire, entraînement qui dura quelques semaines.
Pour terminer, il fallait se taper une harangue révolutionnaire prononcée par un autre sergent sans grade, celui-ci portant l'uniforme de milicien. Il nous parlait de patrie et de mort, de révolution et de contre-révolution, sans oublier les éternels ennemis impérialistes. Épuisés comme nous l’étions, le sermon nous entrait par une oreille pour aussitôt ressortir par l’autre. Pendant ce temps-là, nous pouvions entendre une pluie d’insultes lancées à sotto voce et dirigées surtout contre Sacker. Moi, j’étais plutôt préoccupé par celui qui nous haranguait : le personnage ne m’était pas inconnu.
Ce ne serait pas la dernière convocation. Viendraient aussi les rendez-vous médicaux. Et rapidement, d’autres rencontres m’amèneraient à penser que quelque chose de funeste se préparait. Peu à peu, la fatalité s’abattait sur moi.

dimanche 16 septembre 2018

CORDOBÍ (por Víctor Mozo)

L'auteur à droite avec son frère Leopoldo
à la cafetería Mozo.

Cordobí était un de ces petits Noirs qui avaient été cireurs de chaussures dans le parc Agramonte, au début des années soixante. Si j'ai bonne mémoire, dans ce temps-là, ils étaient au moins douze toujours là à attendre les clients éventuels, assis sur les bancs situés presque en face de la cafétéria de mon père, située au coin de Martí et Independencia. Cordobí, Andrés, Zenobio et Tuto sont ceux dont je me souviens le mieux. À l’époque de l’abondance, ils venaient à la cafétéria pour boire un rafraîchissement ou s’acheter une friandise. Ils étaient beaucoup plus vieux que moi, étant du même âge que mes frères, qui avaient 7, 8 et 9 ans de plus que moi. À cette époque où les souliers devaient toujours reluire, Cordobí a nettoyé les miens plus d’une fois. La relation n’allait pas plus loin. Un beau jour, par la grâce et l’œuvre de la révolution, les cireurs de chaussures disparurent du parc et, plus tard, la grande majorité de ceux-ci irait grossir les rangs des hommes à réformer.
Quand j’arrivais au comité militaire à la suite d’une convocation, chaque fois j’étais intrigué par la différence d’âge qui existait entre ceux qui avaient été appelés. Des jeunes comme moi, il y en avait peu, alors que plusieurs des hommes présents avaient plus de 30 ans. Malgré cela, il ne me venait pas à l’esprit que quelque chose de bizarre était en train de se passer. Je ne m’imaginais pas non plus qu’au même moment, dans d’autres provinces, les comités militaires étaient à pied d’œuvre et interrogeaient, en fait contrôlaient, des milliers de jeunes et moins jeunes dans le but de leur organiser un avenir qui tiendrait plus de l’esclavage que de l’entraînement militaire.
Lors de ces satanés entretiens, moi qui avais toujours été réservé, je l’étais encore plus et je ne cherchais à me lier avec personne. Il régnait là une grande méfiance et les conversations entre ceux qui ne se connaissaient pas étaient rares. Normal, me dis-je maintenant.
Donc, lors d’une de ces convocations, quelqu’un m’interpela par le diminutif de mon nom de famille. C’était Cordobí, le cireur de chaussures.
– Mozito, qu’est-ce que tu fais ici ?
– Ils m’ont appelé pour le service militaire, je crois.
– Bizarre, Mozito. Il y a quelque chose qui ne va pas, ici.
Malheureusement, la vie avait été rude avec Cordobí. Contrairement à moi, c’était le type de la rue, peu ou pas instruit, qui avait appris à la dure. S’il ne savait pas tout, simplement de voir les gens autour de moi, son intuition lui disait que quelque chose allait de travers. « Regarde, Mozito, il y a beaucoup de petits vieux, ici. Quelque chose ne va pas », répéta-t-il, et moi, je ne comprenais toujours pas.
– C’est un comité militaire, non ?
– Oui, Mozito, mais c’est bizarre, il y a beaucoup de voyous, me dit-il à voix basse. Écoute, mon garçon — je n’étais plus Mozito —, me dit-il sur un ton sérieux, essaie de te sortir de cette merde, parce que j’ai l’impression que si non ça va être très dur pour toi.
Cordobí, qui voyait déjà ce qui était en train de se passer, m’avertissait, dans son langage de la rue, que les choses ne seraient pas faciles. Moi, je ne voyais toujours rien.
– Est-ce qu’ils t’ont déjà appelé pour la marche militaire du dimanche ?
– Non, lui répondis-je. Pour marcher ?
– Oui, comme des imbéciles, sous un soleil de plomb et sans pouvoir s’enfuir avec tous ces soldats armés qui nous emmerdent.
Je ne savais pas quoi dire. Alors, devant mon silence et pour changer de sujet, Cordobí me dit : « Eh, Mozito, ton père, quel grincheux c’était, mais, merde, aller là pour acheter une boisson fraîche et du nougat à l’arachide Roselló, ça n’avait pas de prix. » Cordobí parlait d’une autre époque. Malgré tout, il me faisait peur. À moins que ça ait été sa façon à lui de m’alerter pour que je me prépare. Il ne se trompait pas. Ce sont des vents mauvais qui soufflaient et tôt ou tard nous serions des compagnons d’infortune.

mardi 11 septembre 2018

CROIRE OU NE PAS CROIRE (por Víctor Mozo)

Petit Séminaire St-Basile-le-Grand à Cuba 1964


— Croyez-vous en Dieu ?
— Oui.
— Religion ?
— Catholique.
— Allez-vous à l’église ?
— Oui.

Des litanies, penseront les lecteurs. C’étaient en fait les questions répétées par le militaire en service qui m’interrogeait au bureau de recrutement. Parfois, c’était un milicien — c’est ce que suggéraient ses vêtements en tout cas —, et parfois c’était quelqu’un d’autre portant un uniforme vert olive.

Quelques jours après avoir fêté mes 16 ans, en novembre 1965, je sortais du séminaire San Basilio Magno, à El Cobre. Cette phrase de l’Évangile résonnait dans ma tête : « Multi enim sunt vocati, pauci vero electi (beaucoup sont appelés, peu sont élus). » La vie sacerdotale n’était pas pour moi. Né et éduqué dans un milieu catholique, j’ai pensé pendant un moment que c’était le chemin que je devais suivre. Ce ne fut pas le cas.

Toutefois, je conservais ma foi malgré les turbulences de ces années durant lesquelles, pour un oui ou pour un non, ils t’emprisonnaient ou te fusillaient, peu importait ton âge. Fréquenter l’église n’était pas bien vu des autorités, ni d’une partie de la population qui peu à peu s’accommodait de tout pour s’en sortir. En d’autres mots, plusieurs mettaient Dieu de côté et même le reniaient alors que peu de temps auparavant ils n’auraient manqué aucune cérémonie religieuse.

Ainsi, moi, ancien séminariste, catholique pratiquant, punaise de sacristie, servant de messe, lecteur et membre de la chorale de la cathédrale de Camagüey, j’appartenais à la catégorie de ceux qu’il fallait réformer. Et comme la manière douce ne fonctionnait pas, parce que personne n’allait me faire entrer dans le giron révolutionnaire, c’est par la méthode forte qu’ils sont venus me chercher.

Un bon jour, ou plutôt funeste pour être honnête, ils commencèrent à me convoquer au bureau de recrutement, situé à cette époque à l’endroit qui avait déjà abrité la mairie, sur la rue Cisneros, tout près de la cathédrale, dont j’étais paroissien.

Chaque fois après une longue attente, l’intervieweur, assis derrière un pupitre plein de dossiers de gens comme moi, à ce que je pensais, me posait chaque fois les mêmes questions : nom, prénom, adresse, puis la litanie bien connue :

— Croyez-vous en Dieu ?
— Oui.
— Religion ?
— Catholique
— Allez-vous à l’église ?
— Oui.

Devant ma réponse invariablement affirmative, le comportement changeait selon le militaire qui m’interrogeait. Il y avait celui qui remplissait le formulaire avec l’air de s’en ficher et celui qui cherchait à me provoquer en lançant un blasphème du genre : « Eh bien, moi, Dieu et la Vierge Marie me font chier ! », en criant bien fort pour que tout le monde l’entende. Tout était planifié pour voir comment je réagirais. Et comment réagir devant une personne qui a le gros bout du bâton à ce moment-là ? En gardant le silence. Même si, à 16 ans, je me croyais très adulte, je n’avais pas le courage de les affronter, de hurler ce que je ressentais, de leur dire que j’étais catholique et très fier de l’être. Il régnait une ambiance bizarre qui me faisait peur et que je défiais en même temps, sans imaginer le moins du monde les conséquences de mon entêtement.

J’étais sur des charbons ardents et je ne m’en rendais pas compte. À cet âge, je ne pensais qu’à partir à l’aventure, jouer les insolents, tomber amoureux, ne serait-ce que de l’amour. Aucune préoccupation ne m’atteignait. Sans le vouloir, je les laissais à mes parents. Je ne voyais même pas l’avenir immédiat. Pendant ce temps, quelque part à Cuba, quelque chose se préparait, méthodiquement, froidement, quelque chose qui, sans aucun doute, laisserait ses traces.

jeudi 6 septembre 2018

AVOIR 16 ANS (por Víctor Mozo)

L'auteur avec ses parents.
Visita au campement UMAP 1966


Que signifie avoir 16 ans ? Je me dis que c’est peut-être à cet âge, comme on a l’habitude de le dire, que nous nous croyons ou nous nous voyons déjà des hommes faits. Mais finalement, à cet âge où on nous appelle des adolescents, nous sommes encore des enfants ayant besoin de maman et papa, même si nous le nions fortement. Seize ans, c’est ce que vient d’avoir mon petit-fils et c’est à lui que je pense en écrivant ces chroniques relatant un passé qui ne fut pas des plus heureux, mais qui comportait toujours ses enseignements.

Donc, moi, un garçon de 16 ans, je commençais ma vie d’esclave. Oui, d’esclave, en plein XXe siècle. Et comme moi, il y en eut beaucoup. Mais je dois ajouter qu’il y avait aussi des vieux qui connurent l'esclavage en même temps que moi. Quand on a 16 ans, ceux de 30, 40 ans et plus, on les voit comme des vieux, non ?

On nous appelait des « recrues », et malgré l'euphémisme, nous étions bien des esclaves. En 1965, dans le Camagüey qui m’avait vu naître, surgissaient des baraquements pour ces nouveaux esclaves, une main-d’œuvre bon marché destinée aux travaux agricoles comme le nettoyage et la coupe de la canne à sucre.

Selon la rumeur, l’idée a germé là-bas en Bulgarie où, lors d’un voyage, Raúl Castro s’était inspiré de la façon de ces gens de domestiquer les récalcitrants, notamment ceux qui croyaient en Dieu selon un rite ou un autre, puisque Cuba devenait, surtout dans les années 1960, une nation où n'existaient plus « Ni Dieu, ni César, ni Tribun », pour citer un vers d’un certain hymne prolétaire. Ajoutons à ceux-ci les catholiques, les adventistes, les épiscopaliens, les témoins de Jéhovah. Mais les croyants n’étaient pas seuls à former cette main-d’œuvre asservie. Il y avait aussi les homosexuels qui devaient retrouver à tout prix leur virilité, les délinquants qu’il fallait remettre dans le droit chemin, les fainéants et les itinérants de toutes sortes, et surtout, tous ceux qui désapprouvaient le régime et qui, d’une manière ou d’une autre, ne serait-ce que par leur façon de s’habiller, de parler, leur éducation, représentaient le danger de la contre-révolution, ou alors ceux qui, à la recherche d’un vent de liberté, une fois ont voulu quitter clandestinement le pays. En somme, cette main-d’œuvre esclave formait une espèce de mélange qui mériterait qu'on en fasse une étude sociologique approfondie.

Créé par la mal nommée révolution de 1959, le Service Militaire Obligatoire, connu sous le sigle SMO, servirait, à partir de 1965, de canal par lequel passerait cette main-d’œuvre servile. Et pour qu’il ne subsiste aucun doute sur la « bonne intention » de la révolution, on appellerait cela Unités Militaires d’Aide à la Production. Ainsi, ça aurait l'air de simples succursales du SMO. Cependant, l’uniforme, tout comme l’objectif poursuivi, serait différent : chemise et casquette de toile grise, pantalon bleu, de toile également, et bottes de travail. Et pour lui donner une teinte militaire, comme s’il s’agissait de l’uniforme de gala, un pantalon vert olive pour recevoir les visiteurs et pour les permissions. Nos armes : la binette et la machette. Et puis marcher comme les militaires, saluer comme les militaires. Tout un système élaboré pour la plus grande gloire de la révolution, qui opprimait, brimait, réduisait en esclavage, détruisait l’être humain, sans distinction d’âge, de croyance ou de race. Pour la révolution, commençait l’épopée de l’Homme nouveau ; pour moi, à 16 ans, commençait l’esclavage.