mardi 27 novembre 2018

ENTRE LA PEUR ET LA FAIM (par Victor Mozo)


La caravane avec ce chargement humain enfila en direction de Doblevía pour ensuite prendre la rue Francisquito et rejoindre la route centrale. Apparemment, l’ordre avait été donné de rouler le plus rapidement possible pour éviter à tout prix que les véhicules s’arrêtent, que certains cèdent à la tentation de fuir et en même temps pour empêcher toute communication avec des passants qu’on aurait pu interpeller. Il régnait un silence que seul le bruit caractéristique des freins à air des camions ZIL interrompait à l’occasion.

Déjà, sur la route centrale, un peu après l’Institut, quelques langues commencèrent à se délier. Non sans méfiance, chacun essayait de parler à son voisin et la question surgissait presque à l’unisson : « Où nous emmènent-ils ? » Une seule idée me trottait dans la tête et j'en fis part à Robertico : « Mon ami, ils nous emmènent à l’UMAP. » Il n’était pas surpris, lui aussi était au courant de ces Unités et de leur mauvaise réputation. Tout à coup, on entendit quelqu’un qui avait à peu près notre âge : « Ils nous emmènent au Mariel pour faire notre SMO dans la marine. » « Tu peux toujours rêver », lui répondit tout de go un Noir beaucoup plus vieux que nous, en exhalant une bouffée de fumée. Celui qui avait dit cela serait fusillé des années plus tard pour avoir abusé de mineurs et il était connu sous le pseudonyme de Perico. Dans le camion, il y avait de tout, du meilleur et du pire, et c’est avec ces types-là que je devrais vivre. Dorénavant, il fallait ouvrir les yeux et apprendre à parler seulement lorsque nécessaire. La peur faisait son travail.

Le trajet devenait interminable. À un moment donné, nous sommes passés par le village de Florida. Le soleil brûlait et les gorges étaient plus que sèches. J’avais faim. Enfin, nous avions tous faim et soif. À un certain moment, la caravane dévia de son chemin. Quelqu’un qui avait reconnu le lieu mentionna que nous allions vers Esmeralda. Un détail sur lequel « Perico » donna rapidement son avis : « Encore une fois, vous vous fourrez le doigt dans l’œil si vous pensez que nous allons servir dans la marine. » Personne ne répondit. Soudainement, le convoi ralentit puis s’arrêta. Le milicien qui nous surveillait pointa sa mitraillette dans notre direction.

Notre camion s’immobilisa devant une de ces huttes qu’on voit parfois au bord de la route. Nous avons entendu dire qu’un des camions de tête avait des problèmes. Nous avons demandé à notre sentinelle de nous laisser descendre afin d’aller chercher de l’eau à la petite maison, mais il a catégoriquement refusé, nous menaçant avec son arme. Finalement, on a permis au groupe du camion précédent de descendre pour aller demander de l’eau. Un militaire vint et donna l’ordre à notre sentinelle de nous laisser descendre. « Vous avez de la chance. S’il n’en tenait qu’à moi, personne ne descendrait de ce camion », s’exclama notre surveillant en faisant le brave. Il était impensable de s’enfuir. Pour aller où ? Pour se cacher où ?

Un fermier apporta une cruche et ainsi nous avons pu apaiser un peu la soif qui nous accablait tant. Ce fut le début de quelque chose qui allait devenir une habitude. Personne ne se demanda si l’un ou l’autre avait telle ou telle maladie. Nous avons tous bu dans le même récipient. L’autre problème, c’était pour uriner : nous le faisions presque sur place devant le regard stupéfait des paysans. Au diable la pudeur !

Au bout d’une demi-heure, le convoi se remit en marche. Dans Esmeralda, en passant devant un parc, un mulâtre maigre qui était dans notre camion profita de ce qu’il ralentissait pour lancer un papier avec son nom et son adresse. J’ai regretté de ne pas avoir eu la même idée, mais je me suis consolé en me disant que probablement personne ne le ramasserait. Ce mulâtre voulait demander de l’aide.

Notre premier arrêt serait l’usine sucrière Jaronú dont on apercevait déjà les cheminées et qu'on atteignit vers 16 h. On nous a fait descendre en nous criant dessus. C’était dans un parc qui me semblait immense et où il y avait partout des soldats armés de fusils.

En compagnie de Robertico, je me sentais en confiance. Plus tard, il me confesserait qu’il ressentait la même chose. Le fait de nous connaître nous réconfortait et le plus important était qu’ils ne nous séparent pas. À la fatigue et à la faim s’ajoutaient l’inquiétude et l’angoisse. Ce que j’aurais donné pour avoir au moins un morceau de pain !

Bientôt, ils commencèrent à faire l’appel dans un haut-parleur et de nouveau les camions se remplirent. On ne savait toujours rien. Entre les cris et les commandements, on nous poussait comme des bêtes qu’on menait à l’abattoir.

J’entendis le nom de Robertico et ma gorge se serra. J’espérais qu’on m’appelle aussi, mais ce ne fut pas le cas. Je l’ai suivi du regard jusqu’à ce que je le perde de vue dans cette foule. J’ai senti mes yeux se remplir d’eau, mais j’ai retenu mes larmes.

Plus le temps passait, moins il en restait. D’une centaine, nous n’étions plus que onze, étroitement surveillés par plus de vingt soldats armés de M-52, baïonnette au canon. Même pour aller uriner derrière un arbre, nous devions être escortés.

Nos regards se croisaient cherchant une explication. L’inquiétude devenait une véritable torture. La faim me tourmentait sans répit et me préparer au pire devenait de plus en plus difficile. En d’autres mots, j’avais peur.

mercredi 14 novembre 2018

VENDREDI 24 JUIN 1966 (par Victor Mozo)



La journée s’annonçait chaude. Je suis allé attendre l’autobus qui nous conduirait au campement militaire à l’arrêt situé presque en face de la cathédrale, coin Independencia et Luaces. Il devait être à peine 5 h 30 le matin et l’arôme du pain sortant du four provenant de l’ancienne boulangerie-pâtisserie El Roxi du Galicien Eulsebio Cal, pas très loin, arrivait jusqu’à l’arrêt de bus. « Je mangerais bien un morceau de pain chaud », me dis-je. Je rêvais éveillé. Ce qui avait été une magnifique boulangerie-pâtisserie ne fabriquait plus qu’un ersatz de pain, distribué selon le rationnement imposé.

En quelques secondes à peine, je me suis vu des années plus tôt dans ce commerce, vêtu d’une chemise bleue, d’une cravate blanche et d’un pantalon kaki, attendant l’autobus no 1 qui allait m’emmener au collège des Frères Maristes. « Chemises bleues et cravates blanches, voilà l’uniforme des Maristes », nous avait dit une fois le frère Julio, recteur du collège. Soudainement, tout me semblait si différent. Le bus no 9 qui me mènerait à ma destination ralentit puis s’arrêta. Sans le vouloir, je commençais à comprendre le sens du mot « préoccupation ».

L’autobus débuta son trajet habituel, traversant des rues. J’avais l’impression qu’il roulait plus rapidement que d’habitude, mais peut-être était-ce moi qui souhaitais le voir ralentir. Quelques têtes rasées m’accompagnaient. « Je n'en connais aucune », pensai-je à regret. Toujours le même air de suspicion. Dans les sièges du fond, quelqu’un cuvait l’alcool bu la veille. « Il est dans un autre monde, me suis-je dit. Tant mieux pour lui. » Je ne sais pas s’il noyait sa peine ou s’il avait fêté.

Il était presque 6 h quand l’autobus arriva à destination. J’en suis descendu sans trop penser à ce qui s’en venait parce qu’en fin de compte je ne pouvais rien y changer. Nous étions à peine une dizaine de personnes. Sans échanger le moindre mot, chacun a remis sa feuille de convocation au militaire qui nous attendait à l’entrée. Si, lors des marches dominicales habituelles, je trouvais qu’il y avait beaucoup de monde, cette fois le vaste terrain était presque entièrement couvert par une marée humaine quasiment immobile qui essayait de savoir où aller. Ce 24 juin 1966, nous étions probablement plus de mille. En cherchant un visage connu, j’ai rencontré un vieil ami d’enfance.

– Et toi, pourquoi ils t’ont appelé ? lui ai-je demandé.
– Bien, rien, je n'allais plus à l’école et ils ont commencé à m’envoyer des convocations. Et toi ?
– J’allais trop souvent à l’église, je crois.
– Tu as toujours été très pratiquant.
– Je n’ai pas été, je le suis, affirmai-je, convaincu.

J’étais content de rencontrer une connaissance, et ce fut réciproque, il avait à peine un an de plus que moi. On l’appelait Robertico. Un bon garçon, d'une bonne famille. Nous avons donc essayé de rester ensemble et de passer le peu de temps que nous aurions en faisant des conjectures sur ce qui nous attendait.

Cette fois-là également, il y avait beaucoup de militaires. C’étaient en majorité des officiers du ministère de l’Intérieur avec leurs uniformes reconnaissables entre tous et leur figure impassible. Comme si on allait nous envoyer au combat, il y avait aussi beaucoup de soldats avec des fusils. Les Sacker, Arroz Blanco et avaient été relégués au second plan. J’ai cru voir le « sergent » Aguilera.

Au bout d’une heure, ils ont commencé à nous appeler par nos noms dans un porte-voix. C’était un officier du ministère de l’Intérieur qui faisait cela. Au fur et à mesure, des compagnies de 120 hommes se sont formées. Par chance, Robertico et moi, nous nous sommes retrouvés dans le même groupe. Nous nous sentions ainsi moins isolés.

Pendant ce temps-là, une colonne de camions soviétiques ZIL munis de poteaux en bois faisaient leur entrée dans le campement ; je n’en avais jamais vu autant. Robertico et moi, nous nous sommes regardés : ce sont ces véhicules qui nous transporteraient à notre destination.

L’appel semblait ne jamais vouloir finir quand, vers 11 h, ils nous ont fait marcher au pas militaire jusqu’aux camions. Nous n'avions pas le droit de parler. Ils nous avaient interdit aussi de boire alors que le soleil ne nous laissait aucun répit. J’ai aperçu une ambulance plus loin. Je ne sais pas s’ils ont pu s’en servir, il y avait tant de monde !

On donna l’ordre de monter dans les camions et ce sont les soi-disant sergents qui étaient chargés de nous pousser comme du bétail. Sacker et compagnie se sont amusés à nous crier dessus pour que nous montions le plus rapidement possible. Ils ne nous laissaient même pas le loisir d’avoir peur : « Vite ! Bougez-vous ! Allez, bande de fainéants ! » « Fainéant toi-même, fils de pute », répondit entre les dents un de ceux qui montait.

Je ne sais pas combien de temps nous sommes restés à attendre dans ce satané véhicule. On avait peu d’espace pour bouger, mais au moins, on pouvait fumer et parler. Alors que certains s’enfermaient dans un silence de mort, d’autres maudissaient à voix basse le mauvais quart d’heure qu’on nous faisait passer. Le dernier à monter fut un milicien armé d’une mitraillette, à la mine patibulaire, qui n’arrêtait pas de nous fixer.

D’où nous étions, j’ai pu voir qu’une jeep du ministère de l’Intérieur mènerait le convoi qui nous conduirait à notre destination toujours inconnue. Un camion bondé de soldats armés, probablement du ministère de l’Intérieur également, suivrait. Et à tous les quatre ou cinq véhicules, il y aurait une jeep avec des militaires.

Notre camion se mit en marche, provoquant une secousse qui nous fit presque perdre l’équilibre. Nous avions le droit de parler, mais à mesure que nous sortions du campement, très vite un silence étrange envahissait tout l’espace. « Advienne que pourra », me dis-je.

mardi 6 novembre 2018

DESTINATION INCERTAINE (par Víctor Mozo)


Je suis sorti du comité militaire en me disant que Dieu était en train de resserrer son étreinte. Je n’arrêtais pas de me répéter qu’il s’agissait d’une simple convocation, mais certains doutes m’assaillaient. Et s’ils m’envoyaient aux UMAP ? La conversation que j’avais eue avec Jorge Llaguno quelques jours auparavant me laissait songeur. Pourquoi appelaient-ils tant d’hommes plus âgés si le service militaire n’était obligatoire que pour les jeunes de 16 à 27 ans ? Pourquoi tant de mépris envers ceux qui pratiquaient une religion ?

En juin, pendant que la ville de Camagüey se préparait tranquillement à ses carnavals avec leurs comparsas, leurs congas et leurs couleurs, dans tout Cuba les comités militaires s’activaient pour livrer une main-d’œuvre abondante et bon marché. Comme beaucoup d’autres, je ferais partie de cette livraison, comme s’il s’agissait d’un paquet de plus que la hiérarchie révolutionnaire offrait en cadeau à son commandant en chef. La « fabrication » de l’Homme nouveau, calculée le plus froidement et méthodiquement possible, était en marche.

J’ai eu à peine le temps de penser aux carnavals. Vers la fin de la première semaine de juin, on m’a de nouveau convoqué ; ce serait le dernier rendez-vous. Et cette fois-là, les choses se passèrent rapidement. Je suis tombé encore une fois sur le « sergent » Aguilera, lequel, après avoir fait preuve d’une courtoisie inhabituelle, me dit : « Vous devez vous présenter le vendredi 24 juin à 6 h du matin, à l’unité où vous avez l’habitude d’aller marcher le dimanche. N’apportez que votre brosse à dents et de la pâte dentifrice. Et allez chez le coiffeur pour vous faire faire la coupe militaire. Les coiffeurs sont au courant », ajouta-t-il, avant de me donner un papier sur lequel était écrit que je devais me présenter à tel endroit, à telle heure, et, en lettres plus petites, « paragraphe tel de la loi du service militaire obligatoire ». Je sentais mes jambes flageoler. « Et où m’envoient-ils ? », arrivai-je à demander d’une voix qui devait trahir ma peur.

– Vous le saurez quand vous arriverez à destination.
– Mais... c’est pour mes parents, qu’ils le sachent.
– C’est tout, vous pouvez vous retirer.
– Mais...

Il se leva et, sans me regarder, appela le suivant.

« Ça y est », ai-je pensé. En sortant, j’ai examiné ceux qui attendaient. « Ils sont foutus comme moi et ils ne le savent pas encore. » Quelques visages se sont fixés dans ma mémoire, comme celui de cet homme qui avait l’allure d’un dandy, vêtu d’un costume et d’une cravate, qu’on aurait dit prêt pour aller à une fête des quinze ans en plein avant-midi.

Tout de suite, je me suis rendu à la cantine pour annoncer cela à mon père. Aujourd’hui, j’ai bien l’impression que je lui apportais en fait un souci de plus. « Bon, mon garçon, advienne que pourra. Où est-ce qu’ils t’emmènent ? », me demanda-t-il en gardant un air stoïque.

– Je ne sais pas.
– Ils ne te l’ont pas dit ?
– Je le saurai quand j’arriverai à destination.
– J’essaierai de m’informer auprès d’un ami.

Mais papa ne réussira pas à savoir où ils allaient m’envoyer.

L’idée de me faire raser la tête ne me plaisait pas et j’irais à la dernière minute. À partir de ce moment-là, les jours passeraient en coup de vent. Je voulais profiter de ce qu’il me restait de liberté. Je n’arrivais pas à imaginer l’avenir.

Quand maman apprit la nouvelle, elle se mit à pleurer. J’avais beau lui dire que beaucoup de jeunes faisaient leur service militaire, elle ne voulait rien entendre. Je ne lui avais jamais parlé du peu que je savais des UMAP. Était-elle au courant de quelque chose ?

Le soir du 23 juin, je me suis rendu à la cathédrale comme d’habitude pour aller dire au revoir à mes compagnons. L’atmosphère n’était pas vraiment gaie. Chacun venait me donner un conseil, essayant de m’encourager, surtout les plus vieux. Quelques jours auparavant, j’étais allé voir Mgr Adolfo, alors évêque de Camagüey. « Pense au pire qui peut t’arriver et garde la foi », m’avait-il dit.

Cette nuit-là, je n’ai presque pas dormi. Entre les pleurs de maman, les tentatives de papa pour la consoler et les mille et une choses qui me passaient par la tête, il me fut difficile de trouver le sommeil.

À 5 h, papa est venu me réveiller. Le déjeuner fut frugal : un peu de café et un morceau de pain. « Il n’y a plus de lait, mon garçon », m’avait-il dit. Je faisais le brave, mais en dedans, la peur me tenaillait. Les adieux ont été brefs. « Essaie de nous envoyer ton adresse ! », s’exclama papa.

Après avoir embrassé mes parents, je suis sorti de la maison. J’imagine la douleur et l’angoisse qu’ils ont dû ressentir à ce moment-là. Je pense à ce drame qui s’est répété dans des centaines de familles qui ont vécu la même chose. Ce n’est qu’aujourd’hui, maintenant que je suis père, que je me rends compte de cela. Une tristesse infinie allait brusquement remplacer le vide que je laissais dans la maison. C’était le 24 juin 1966.